59

  Fawkes ne s’inquiète pas autrement de l’hélicoptère puisqu’il poursuit son vol. Il n’aperçoit pas la forme d’un homme qui surgit du demi-jour, car il surveille un bateau qui s’approche à toute vapeur. Il n’y a dans son esprit aucun doute : voilà le comité d’accueil que lui dépêche le gouvernement des Etats-Unis. Il prend le microphone.

— Monsieur Shaba ?

— Capitaine ? répond le chef mécanicien promu officier de tir.

— Voulez-vous veiller, je vous prie, à ce que les mitrailleurs prennent leur poste et se préparent à repousser un abordage.

  Juste ciel ! songe-t-il. Repousser un abordage. Combien de décennies se sont-elles écoulées depuis que le capitaine d’un navire de ligne a lancé cet ordre pour la dernière fois ?

— Est-ce un exercice, Capitaine ?

— Non, monsieur Shaba, ce n’est pas un exercice. Je crains fort que des extrémistes américains qui soutiennent les ennemis de notre pays n’aient décidé de s’emparer de ce navire. Donnez l’ordre à vos hommes de faire feu sur toute personne, vaisseau ou avion qui menace le navire et son équipage. Vos hommes peuvent commencer en repoussant ce bateau de terroristes qui nous arrive sur bâbord.

— Bien, Capitaine.

  Le haut-parleur ne peut masquer une certaine excitation dans la voix de Shaba.

  Le désir de débarquer cet équipage d’hommes sans méfiance traverse l’esprit de Fawkes, mais il n’arrive pas à réaliser qu’il est en train d’assassiner soixante-huit innocents, soixante-huit hommes à qui l’on a fait croire qu’ils défendent leur pays, un pays qui les traite à peine mieux que du bétail. D’ailleurs, Fawkes a une méthode très personnelle pour écarter tout sentiment inopportun de culpabilité qui pourrait l’effleurer : il lui suffit d’évoquer l’image d’une ferme incendiée, des corps carbonisés de sa femme et de ses enfants… Alors, il retrouve aussitôt la résolution d’achever la tâche entreprise.

  Il reprend le micro.

— Batterie principale ?

— Batterie principale parée, Capitaine.

— Feu coup par coup à mon commandement !

  Il examine une fois de plus les chiffres qu’il a portés sur la carte qui se trouve a côté de lui.

— Portée : 23 600 mètres. Gisement : 0-1-4 degrés.

  Fawkes regarde, fasciné, les trois pièces longues d’une vingtaine de mètres qui sortent de la tourelle numéro 2 de la batterie principale  – chaque canon avec son mécanisme approche les 135 tonnes. Leur mufle se relève docilement jusqu’à la cote donnée, puis il s’immobilise pour attendre l’ordre de déchaîner sa terrible puissance. Fawkes prend un temps, il respire à fond et pousse le bouton de son micro sur « émission ».

— Etes-vous à votre poste, Angus Deux ?

— J’attends les ordres, mon vieux.

— Monsieur Shaba ?

— Paré à faire feu, Capitaine.

  Le moment est venu. L’expédition commencée loin, là-bas, dans une ferme du Natal a suivi implacablement son cours jusqu’à cet instant. Fawkes sort sur l’aile de la passerelle de commandement et hisse le drapeau de l’Armée révolutionnaire africaine en haut d’un mât improvisé. Puis il revient au poste de commandement et prononce les paroles fatales.

— Vous pouvez ouvrir le feu, monsieur Shaba.

  Les hommes du patrouilleur des garde-côtes ont soudain l’impression d’être dans la gueule de l’enfer. Bien qu’un seul des trois canons ait fait feu par-dessus l’étrave du lowa, le tir déchaîne un ouragan et une longue langue de gaz incandescent qui enveloppent le petit vaisseau. La plupart des hommes sont renversés sur le pont. Ceux qui faisaient face au lowa à cet instant ont la chevelure roussie et restent longtemps aveuglés par l’éclair de la pièce.

L’effet de l’explosion ne s’est pas encore totalement dissipé que le lieutenant de vaisseau Kiebel s’empare de la barre du patrouilleur et vire bord sur bord. Le pare-brise du patrouilleur vole en éclats. Pendant une seconde, le commandant pense qu’un essaim de guêpes l’a pris pour cible. Il sent un vrombissement près de son visage. Ce n’est que lorsque son bras est brutalement arraché de la barre et qu’il distingue sur sa manche une série de trous sanglants régulièrement espacés qu’il se rend compte de ce qui se passe.

— Ordonnez à vos hommes de sauter par-dessus bord, hurle-t-il à Fergus. Ces salauds nous tirent dessus.

  Il n’a pas à le dire deux fois. A l’instant même, Fergus fonce sur le pont pour donner l’ordre, lorsqu’il ne pousse pas lui-même ses hommes dans l’abri incertain du fleuve. Par un hasard extraordinaire, seul Kiebel a été touché. Directement exposé aux mitrailleuses du lowa, il était comme une cible dans une baraque de tir.

  Dans son virage bord sur bord, Kiebel a amené le patrouilleur si près de la coque du cuirassé que ses bouées de protection s’écrasent contre l’énorme muraille d’acier. Sage manœuvre : les mitrailleuses ne peuvent pas plonger assez pour l’atteindre ; elles ne toucheront que le mât du radar. Puis Kiebel se retrouve plus au large, les balles font gicler l’eau à une quinzaine de mètres sur tribord : les mitrailleurs ne sont heureusement pas des tireurs d’élite. La distance grandit entre les deux vaisseaux. Kiebel jette un coup d’œil sur le fleuve : Dieu merci ! Fergus et ses hommes ont disparu.

Le garde-côte a attiré sur lui l’attention du lowa ; aux plongeurs-démineurs du S.E.A.L. de jouer maintenant. Kiebel passe avec soulagement la barre à son second. Le premier maître arrive, ouvre une trousse de secours et se met à couper la manche ensanglantée de la tunique sous le regard furieux de Kiebel.

— Fils de pute ! sacre-t-il.

— Désolé, lieutenant, mais c’est le moment de serrer les dents et de souffrir.

— Je voudrais bien t’y voir, lance Kiebel. Ce n’est pas toi qui as allongé 200 dollars pour cette tunique !

  Trottant dans le couloir réservé aux piétons sur le pont de l’Arlington Mémorial, Donald Fisk, inspecteur au bureau des Douanes, souffle l’air matinal de la ville par les narines en un double panache de vapeur.

  Il entame maintenant le parcours de retour de son jogging quotidien sans penser à grand-chose, sinon qu’il est plutôt idiot de courir lorsqu’on peut prendre une voiture ou même, à la rigueur, une bicyclette. Soudain, un bruit étrange l’arrête net. A mesure qu’il grossit, ce bruit lui rappelle le vacarme d’un train de marchandises lancé à toute allure. Mais le bruit se change en un « chouff » suraigu, et un énorme cratère apparaît au beau milieu de la 23e Rue ; il est suivi d’un coup de tonnerre et d’une avalanche de terre et d’asphalte.

  Figé sur place, abasourdi, Fisk constate que l’explosion l’a épargné. Le « train de marchandises » est passé au-dessus de sa tête et s’est enfoncé de biais dans la chaussée, dispersant sa puissance dévastatrice en avant de sa trajectoire.

  A une centaine de mètres de là, le pare-brise de la cabine d’un camion de livraison vole en éclats. Le routier parvient à arrêter son véhicule et descend de son siège, titubant et le visage comme passé au hachoir.

  Hébété, il tend les bras devant lui et il crie :

— Je ne vois plus ! Au secours ! A moi, je vous en supplie !

  A l’instant, Fisk oublie sa peur, sa sueur froide et ses frissons pour courir vers le camionneur blessé. La ruée matinale de la circulation ne commencera pas avant une heure, et la rue est presque déserte. L’employé des Douanes se demande comment il va s’y prendre pour soigner l’homme aveuglé, appeler la police et faire venir une ambulance. Le seul véhicule qui s’offre à sa vue est la brouette d’un cantonnier qui promène tranquillement son balai et remonte l’avenue de l’Indépendance, comme s’il n’avait rien remarqué d’extraordinaire.

— Angus Deux, vos remarques sur ce premier tir ?

— Mon vieux, vous avez fait un drôle de trou dans la rue !

— Abstenez-vous de toutes paroles inutiles, je vous l’ai déjà dit, lance Fawkes avec irritation. Votre émission est sûrement repérée.

— Compris, chef. Votre tir est trop court de 70 mètres et 170 mètres trop à gauche.

— Vous avez entendu, monsieur Shaba ?

— Je modifie le réglage, Capitaine.

— Feu à volonté, monsieur Shaba.

— Paré, Sir.

  Sous les 900 tonnes d’acier de la tourelle, les artilleurs noirs sud-africains transpirent en chargeant les culasses béantes, criant et sacrant pour suivre la cadence de la machinerie du monte-charge, pendant qu’à cinq ponts dessous les hommes de la soute à munitions leur envoient les obus et les sacs de soie chargés de poudre. L’obus de rupture de 1 350 kg est enfoncé dans la culasse par le refouloir automatique ; il est suivi de sa charge de poudre de 300 kg. Un levier referme alors hermétiquement la culasse. Alors, à l’ordre de l’officier de tir, l’énorme canon crache son ouragan dévastateur en reculant de plus d’un mètre dans la tourelle d’acier.

  A 20 kilomètres de là, Donald Fisk est en train de soigner le routier blessé lorsqu’un deuxième train de marchandises tombe du ciel sur le dôme du monument à la mémoire de Lincoln. En un millième de seconde, le cône creux du projectile se désintègre en touchant le marbre blanc. Puis la partie d’acier trempé perce le monument jusqu’au cœur et elle explose.

  Fisk a l’impression que les trente-six colonnes doriques s’ouvrent comme les pétales d’une énorme marguerite avant de s’écrouler sur la pelouse si parfaitement entretenue. La toiture et les murs s’effondrent à leur tour, d’imposants cubes de marbre rebondissent sur les marches comme des jouets d’enfants, et une gerbe de poussière blanche monte en spirale vers le ciel.

Le grondement de l’explosion se répercute encore à travers la ville lorsque Fisk se relève, complètement ahuri.

— Qu’est-ce qui se passe ? demande le camionneur aveugle. Pour l’amour de Dieu, dites-moi ce qui se passe.

— Ne vous affolez pas, lui explique Fisk. Il y a eu une nouvelle explosion.

  Le camionneur grimace, et il serre les dents de souffrance. Une trentaine d’éclats de verre lui ont labouré la face. L’un de ses yeux est fermé par le sang coagulé, l’autre n’est plus là : il a été tranché à ras de la rétine.

  Fisk quitte son tee-shirt et le presse dans les mains du blessé.

— Prenez ça, lui dit-il. Tordez-le, mordez-le ou déchirez-le si vous souffrez trop, faites n’importe quoi, mais ne vous touchez pas la figure avec les mains. Il faut que je vous laisse seul un moment. (Il s’arrête : il vient d’entendre un lointain ululement de sirènes.) Voilà la police. L’ambulance doit suivre de près.

  Le routier hoche son masque ensanglanté, il s’assoit sur le trottoir et malaxe le tricot à s’en faire craquer les phalanges. Fisk traverse le carrefour en courant, gêné de n’avoir rien pour se couvrir la poitrine. Filant entre les blocs de marbre fracassés qui parsèment l’escalier, il s’approche de ce qui reste du portail qui, il y a quelques secondes encore, se reflétait dans le bassin du mail.

  Soudain, il se raidit et s’arrête stupéfait.

  Là, au milieu de l’amoncellement de gravats, dans la poussière qui retombe, la statue de Lincoln est demeurée pratiquement intacte. La toiture et les murs ont dû s’écarter en s’effondrant : les pierres ont respecté la statue.

  Miraculeusement épargné, le célèbre visage mélancolique d’Abraham Lincoln continue de fixer l’infini.

 

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